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Ecrire à Arles en bord de Rhône

 Cette année encore, quand l’écriture ne vient pas, le soir à la fraîche je m’assois sur les quais en bord de Rhône. Je me laisse porter par la contemplation du fleuve, suis des yeux les eaux qui partent vers la Méditerranée, rêvasse, attrape mon téléphone pour photographier un nuage avant de réaliser que le soleil est couché, que le ciel s’assombrit, prend des couleurs gris noir avec des traces orangées en direction du soleil couchant. Mais de nuage, rien, pas un seul. Le ciel est d’une uniformité méditerranéenne.

Regarder le fleuve et oublier les bruits du monde. Oublier l’Ukraine, oublier la Palestine, oublier les conflits sans fin, les catastrophes climatiques, la perte de la biodiversité, la montée des eaux, l’assèchement des nappes phréatiques, la pollution de la Seine, les jeux olympiques, la dissolution de l’assemblée nationale, la pauvreté toujours croissante, les désastres écologiques, les déplacements de population, les noyés dans la Méditerranée, le perchoir à nouveau pour Yaël Braun-Pivet, le nouveau Front Populaire, les militants de terrain écœurés, ceux qui ont fait barrage, ceux qui ont fait du porte à porte pendant les 15 jours de campagne des législatives. Oublier l’Abbé Pierre. Oublier les boues rouges de l’usine de Gardanne, les villages engloutis, la catastrophe de Fukushima, les migrations, mai 68, Hiroshima. Oublier les légumes géants et la révolution verte, oublier la condition de la femme au Japon, oublier les citoyens modèles, les couleurs du Mississipi, le jardin d’Hannibal, oublier les wagons restaurants, l’histoire du repas ferroviaire, oublier la pétanque et les graffitis, oublier les archives de la planète d’Albert Kahn. Et même Sophie Calle. L’oublier, allez, tout mettre dans le même sac. Oui oublier Sophie Calle, même si l’oubli de Sophie Calle, c’est un peu comme celui d’Agnès Varda, ça ne dure jamais bien longtemps.

Oublier le déclin du monde, les combats et les engagements militants. Se mettre en retrait pour revenir à l’essentiel. Pour moi ces dernières années, l’essentiel c’est la découverte de la littérature et de la poésie contemporaine. Revenir aux textes et aux mots véhiculés par les livres ou les blogs.

Oublier et revenir à l’essentiel. L’essentiel cette année, je pense l’avoir trouvé dans une petite salle confidentielle de l’exposition de Jean-Claude Gautrand. Une petite salle sombre, sombre parce que le sujet est intime. C’est la première fois que Gautrand, le photographe des colères et des coups de gueule, le photographe militant parle de sa famille à travers le jardin de son père, avec une série en couleurs alors qu’il utilise exclusivement pour ses autres photos le noir et blanc.

En rangeant, ce qu’il appelle l’amoncellement hétéroclite installé par le temps dans le petit cabanon situé au fond du jardin familial, le photographe explique « un gant de jardinier est apparu à mes yeux : celui de mon père ! Un choc émotionnel intense. Tous les souvenirs liés à lui sont remontés à la surface comme une vague. (…) La nécessité d’illustrer ce moment s’est rapidement imposée comme un impératif : observer ce lieu où mon père a si souvent œuvré… une véritable saga poétique m’est apparue…».

Je me souviens avoir reçu ce choc émotionnel en voyant ce gant. Un gant qui a conservé la forme de la main, tant il a été porté. Ce gant plein de vie, qui garde les traces de plus de cinquante ans de travail de la terre du potager, de la récolte des légumes, de la manipulation des fruits que le père laissait pourrir dans des compotiers pour plus tard les photos du fils. Arrivée à ce stade de l’écriture du texte, je ressens la nécessité de retourner au Musée Réattu dans la salle consacrée à cette série.

Je redécouvre une salle dans la pénombre, j’attends que trois bavardeuses sortent, et que mes yeux s’habituent à la semi-obscurité. Six photos sur un mur, sept sur l’autre, seulement six en couleur. Ma mémoire m’a piégée, je les pensais toutes en couleur. Des cages d’amour à la pelure tellement fragile que la lumière illumine et sublime le sujet. Une poire tellement pourrie qu’elle a des allures d’escargot. L’infinie poésie d’une poire encore un peu verte entamant sa décomposition. Le potimarron, les poires, on aurait envie de les toucher et les gratter pour mieux sentir l’épaisseur de la peinture. Mais non il s’agit bien d’une photo. Dans ce travail on sent la forme et les matières, le contraste entre le poids et la légèreté, on pense aux peintures de vanités du 17e siècle et au clair-obscur du Caravage. La grande subtilité de Gautrand est de rendre compte du monde en décomposition, de la brièveté de la vie et de la fuite du temps ou pour reprendre une phrase de Perec citée dans le catalogue : « la photographie, c’est un défi à la disparition ».

Sous la pudeur et la poésie, le photographe n’en délivre pas moins un message politique sur notre monde en décomposition. Le message est moins frontal, mais le regard est le même que celui porté dans ses autres séries, sur la destruction des pavillons de Baltard aux Halles de Paris, les camps de concentration ou sur les rejets en mer des boues rouges de l’usine de Gardanne. Une précision du récit et un sens aiguë du détail.

En voyant ce pas de côté dans son travail, je pense à ces paroles de Claudie Hunzinger notées dans mon texte sur les nuages. Parce que j’aime faire des liens entre mes découvertes littéraires, envie impérative ce matin de les inscrire en écho au « Jardin de mon père » : … un arbre chaque année reçoit une circonférence nouvelle, un élargissement de plus. Je pense que c’est l’expérience même de la vie, ces années qui nous sont données en plus, qui nous permettent un élargissement de vision, de sensations par rapport à ce qui nous entoure. »

Sur une proposition de Claire Lecoeur, lors d’un atelier d’écriture à Arles – juillet 2024

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