Au-delà de la découverte émerveillée du pays, petit à petit une autre réalité se fait entendre. Rien qu’en égrenant les noms de certains lieux, on réalise que nous foulons des terres amérindiennes. Rivière du Loup, Kamouraska, Rivière du Renard, Cap-aux-Os, Anse des Griffons. Kébec de l’algonquin là où la rivière se rétrécit. Kanata (Canada) de l’iroquoïen village. Et qu’un jour les européens sont arrivés. Mont Jacques-Cartier, Sainte-Anne des Monts, Mont Saint-Pierre, Île d’Orléans. C’est une chose de connaître la réalité de la colonisation, c’en est une autre de la ressentir en voyageant dans le pays.
Nombreux sont les petits signes disant la présence des peuples premiers. Sans qu’on y prenne attention plus que ça. Sans doute parce qu’en venant d’Europe, on se met très aisément dans la peau du colon. De celles et ceux qui sont les plus nombreux. Sans y réfléchir. On ne voit pas les peuples premiers. On nous dit que le pays est jeune, on le vérifie aisément en regardant l’architecture, la forme des villes. Rien, pas un bâtiment, pas une église ni un château datant d’avant le XVIIe siècle. Pas de petites ruelles moyenâgeuses qui serpentent dans le vieux Montréal. Des rues bien droites, perpendiculaires, un signe de dépaysement pour les voyageuses que nous sommes. Une réalité urbanistique qui gomme l’existence des Autochtones.
Pourtant comme le chante Richard Desjardins, les amérindiens et les inuits vivent dans le pays depuis la nuit des temps. Souvent sur la route nous écoutons Nataq. Sous forme d’une épopée, Desjardins chante la grande traversée des nomades venant d’Asie qui deviennent les premiers habitants de ces terres, il y a 12 000 ans. A une époque d’intense glaciation, ils franchissent le détroit de Béring, alors à sec et parviennent en Alaska puis au Canada. Ce chant épique conte l’histoire d’une jeune femme enceinte, qui exhorte son mari Nataq et sa tribu à trouver le repos et la quiétude au-delà des mers.
[…]
Je ne veux pas mourir sur ce rocher accore
À la vue des autres, abusée par les dieux
Il n’y a pas de fleurs pour jeter sur mon corps
Et qui donc frappera le tambour de l’adieu ?
Je te le redis : je te suivrai dans la fosse
Mais je veux de la terre, ô Nataq, tu m’entends ?
Si cela te convient, si la vie nous exauce
Nous serons ensemble jusqu’à la fin des temps
[…]
Ouvre les yeux et vois cette nuée d’oiseaux
À l’assaut de la mer inconnue. Où vont-ils ?
Moi je dis que là-bas, il y a des roseaux
Allons voir ! Allons voir ! Je devine des îles
[…]
Nous serons les premiers à goûter aux amandes
Traversons, traversons ! Amenons qui le veut
Aime-moi, aide-moi ! Car mon ventre veut fendre
Je suis pleine, Nataq : il me faudra du feu
Extrait des Paroles de Nataq – Richard Desjardins
12 000 ans plus tard, qu’en est-il du récit de l’histoire des peuples autochtones avant l’arrivée des Blancs ? L’Amérindien n’est jamais au centre du récit. Dès nos premières visites, on a constaté que son histoire est racontée à partir du moment de l’arrivée des colonisateurs. Est-ce que parce que ce récit a été écrit par des historiens du XIXe descendants des colons, qui craignaient de passer pour des Sauvages comme je le lis au retour dans un article érudit Les autochtones et l’histoire du Québec ? Un récit repris aussi par des courants nationalistes qui sont allés jusqu’à nier l’existence des peuples premiers.
A Montréal, une simple balade le long du canal Lachine nous confronte à cette façon de dire l’histoire. Un canal ouvert en 1825, pour éviter les rapides sur le fleuve Saint-Laurent et rendre possible le transport fluvial. Ces rapides avaient empêché Jacques Cartier en 1535 d’explorer plus en amont le fleuve, alors qu’il pensait avoir trouvé un chemin d’accès rapide vers la Chine : Lachine d’où le nom du canal. On apprend que les Amérindiens empruntaient des chemins de terre pour contourner les rapides du temps de la traite des fourrures. Quand ils commerçaient avec les colons et que les fourrures étaient échangées contre des articles de première nécessité pour eux, en particulier des objets en métal. L’allusion est discrète !
Alors, passée la frénésie de la découverte de ce pays tellement envoûtant, on cherche à en savoir plus sur les peuples autochtones. Des rencontres, des visites de musées alimentent notre quête, même si nous restons prudentes sur notre compréhension du sujet. Comme le dit Danielle Sallenave dans Le principe de ruine « quand on voyage, on est toujours rempli par la crainte où je suis constamment d’outrepasser les limites de ma compréhension des choses. L’erreur me guette, je sais que je peux trébucher à chaque pas ». Voyager juste pour essayer de comprendre le monde, rester l’esprit éveillé et en alerte. Et plus tard poursuivre ce voyage autrement.