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Arles 2023 : Digression

Sur la photo, deux femmes, légèrement de profil, se font face. Elles ne se regardent pas. Celle de gauche, la tête penchée vers l’arrière, fixe le ciel, celle de droite suit du regard la ligne de fuite du paysage. Entre les deux un poteau métallique en acier Corten, un matériau aujourd’hui à la mode dans les projets d’architecture, mais complètement inadapté à la situation. D’ailleurs il sert à quoi ce poteau ? Pourquoi entre les deux femmes ? Un perchoir pour les vautours ? Un poteau pour recevoir des antennes de radio-téléphonie ? Téléphoner, elles en auraient bien besoin d’ailleurs ces deux femmes, elles ont l’air complètement perdu. Pas sûr qu’elles en soient conscientes. Un peu comme les personnages d’Hélène Gaudy, dans un monde sans rivage. Courir à sa perte sans vouloir le réaliser.

Et si pour essayer de mieux comprendre cette image énigmatique, je devenais le troisième personnage… de l’image. Trois c’est toujours mieux que deux. J’arriverai assise à califourchon sur le dromadaire loué par l’agence de voyage iranienne de Los Angeles. Oui, l’agence iranienne entre-aperçue dans l’expo de la photographe Hannah Darabi, évoquée par la narratrice dans le texte écrit la veille. Au début avec l’agence on a eu un peu de mal à se comprendre. Mais avec Google-traduction, on s’est débrouillé. Le plus compliqué a été d’acheminer le dromadaire vers un lieu dont je ne connaissais pas la localisation. Mais bon l’agence iranienne est ultra-compétente, j’ai envoyé la photo par mail, et ils ont identifié les coordonnées GPS de l’endroit. J’en suis encore toute émerveillée. Ils sont vraiment forts ces iraniens.

Les deux femmes sont photographiées en format américain. Mince j’ai oublié, c’est bien ça le format américain ? Plus qu’à faire tourner le moteur de recherche sur internet. C’était sans compter avec les murs épais de mon studio. Super pour lutter contre la chaleur, beaucoup moins pour faire entrer les ondes de l’internet. 23h54… on verra demain. Lendemain 9h30 : le plan américain est un cadrage qui coupe le modèle à mi-cuisses, en photo ou au cinéma. Ouf, c’est bien ça.

Les deux femmes ne paraissent pas émues par le paysage grandiose qui les entoure. En toile de fonds, des montagnes sans végétation, la roche à l’état pur, elles se tiennent au milieu d’une vaste plaine, une prairie à l’herbe rase. Paysage de western. Encore un peu on verrait surgir John Wayne et Sophia Lauren.

Leur tenue n’est pas adaptée à la situation. Celle de droite, Jacqueline, oui Jacqueline c’est le premier nom qui m’est venu, pourtant je n’ai jamais connu de Jacqueline. Jacqueline Picasso ? Ah non, si on en est à parler des femmes de Picasso, c’est Françoise Gilot, qui m’intéresse. Celle qui a osé quitter le Maître, pour reconstruire sa vie aux États-Unis et se libérer de son emprise. Plus tard, elle publiera ma vie avec Picasso. Le décrivant comme un homme tyrannique, égoïste et cruel. Il sera furieux, essaiera, en vain, de faire interdire le livre.

Mais revenons à Jacqueline, non pas Jacqueline Picasso, la Jacqueline de l’image. Elle est vêtue d’une robe blanche, serrée à la taille par une fine ceinture dorée. Celle de gauche Pauline, (oui Pauline, pareil le premier nom qui m’est venu)… D’ailleurs des Pauline, j’en connais : une collègue, la nièce de mon amie F., Pauline Lafont, Pauline Carton et même Pauline à la plage d’Eric Rohmer. Donc la Pauline de l’image est habillée d’une veste orange en toile cirée et d’un pantalon assorti.

La narratrice a écrit que j’arriverai sur mon dromadaire habillée en plongeuse. La combinaison bien moulante, les palmes, le masque et le tuba. Elle a ajouté : Pas besoin de bouteilles on est pas sous l’eau. Mais d’où elle sort cette narratrice ? Revêtir une tenue de plongée pour aller dans le désert, il n’en est pas question. Moi en tant que personnage, j’ai des Droits et je tiens à les revendiquer. Alors j’ai demandé une jupe jaune, un chemisier bleu et un drapeau de l’Ukraine. Pour l’accrocher sur le poteau. Ça changera quelque chose pour l’Ukraine ? J’en suis pas trop sûre, mais j’aurai fait ma part. Et aussi, je demande une banderole avec un slogan Vengeance pour Nahel.

Jacqueline et Pauline, comment réagiront-elles en me voyant débarquer dans cet accoutrement ? Pour les rassurer je leur dirai : Un jour sans voir un arbre est un jour foutu. C’est pas l’idée du siècle de leur dire ça, y’a pas un arbre sur la photo. Simplement une idée subite de la narratrice qui n’a pas trouvé mieux pour caser une phrase d’Agnès Varda dans le texte.

Mais j’y pense, si ces deux femmes n’étaient pas humaines, si elles étaient des robots plantées là par quelques complotistes qui chercheraient à connaître la réaction des extra-terrestres en les voyant ?

Et moi alors, je fais quoi perchée sur mon dromadaire avec mon costume aux couleurs de l’Ukraine dans ce milieu hostile ?

– Oyez, oyez la narratrice, tu trouves une idée pour me sortir de ce bourbier ! Je ne suis qu’un personnage, c’est pas à moi d’écrire la suite.

Oui c’est le 14 juillet, oui c’est férié, oui on te paiera double. Mais magne-toi, au loin les vautours volent, et y’en a bien un qui va avoir l’idée de venir se poser sur le poteau. Le temps presse et je ne sais pas dire au secours en persan !

Sur une proposition de Claire Lecoeur, lors d’un atelier d’écriture à Arles – juillet 2023, d’après Un mage en été d’Olivier Cadiot, POL 2010

https://ateliers-clairelecoeur.com/ateliers-d-ecriture-creative-et-litteraire/ecrire-a-arles-en-juillet/

2 thoughts on “Arles 2023 : Digression”

  1. Très heureuse de retrouver le jeu de l’écriture de Cadiot qui a inspiré ton texte, Isabelle ! On virevolte entre les mondes et entre personnages et narratrice, c’est très joyeux.

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